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« Mafrouza » d’Emmanuelle Demoris – Éloge de la série documentaire

août 7, 2013 par mediamons

aAlors que se profile la prochaine édition du festival du cinéma documentaire « filmer à tout prix » et que la médiathèque a aussi livré quelques pistes de réflexion sur le phénomène des séries (avril et mai 2013) arrêtons-nous sur ce qu’on appellera, une série documentaire. Mafrouza est une œuvre constituée de cinq films d’environ deux heures trente chacun tourné par Emmanuelle Demoris sur une période de deux ans qui montre la vie quotidienne des habitants d’un bidonville d’Alexandrie. On entend souvent dire qu’un apport qualitatif  des séries  cinématographique tient au fait que la durée permet de développer des intrigues, des sujets avec plus de finesse et de profondeur et surtout qu’elle permet de donner une  dimension plus importante et plus juste aux personnages secondaires. Cette remarque est un peu complaisante quand il s’agit de séries commerciales dont le but  est souvent de capter l’attention du spectateur et de prolonger son addiction au travers de l’écriture d’un scénario  où de grandes libertés peuvent être prises en rapport avec les réactions testées et paramétrées en fonction de l’audience. Rien de ce rapport ici même si évidement cette œuvre documentaire de douze heures est le résultat d’un montage et donc du point de vue de la réalisatrice qui aura consacré près de dix ans de sa vie pour arriver à montrer son film.

bOn découvre ici des personnages terriblement attachant  que l’on apprend à aimer sur la durée, précisément par l’épaisseur humaine qu’elle permet de construire. Mohammed Khattab à la fois épicier et iman au prise avec les islamistes est un homme magnifique de tolérance et d’ouverture aux autres. Adel et Ghada, un couple bouleversant de dignité. Hassan, le troubadour slameur laisse lui découvrir le cheminement mental qui l’a mené du voyou instinctif au pacifiste convaincu. On peut considérer que sa démarche préfigure aussi l’assise populaire du mouvement révolutionnaire qui mènera bientôt au déclenchement du ‘printemps arabe ».

cOn pourrait aussi relever la richesse de l’œuvre sur sa construction de l’espace. un lieu que la réalisatrice aborde avec une idée de départ, y réaliser un film sur les rapports des vivants et des morts (le bidonville est construit sur une ancienne nécropole) mais qui va rapidement se détourner de son objectif, absorbé par l’extraordinaire vitalité et liberté des habitants du quartier.

Il y aurait beaucoup à dire sur la construction labyrinthique du lieu parcouru en caméra portée mais ce rapport à l’espace est aussi un rapport de durée. Le rapport au temps est bien ici l’élément le plus singulier, celui qui distingue la série documentaire de la fiction.  Ce rapport différent tient à la précarité de la vie matérielle. Comme l’explique Emmanuelle Demoris «  une façon de faire durer le temps présent qui lui donne une densité inhabituelle, très forte ». Le film qui aurait pu s’appeler «  Lessa schwaia » expression régulièrement utilisée par les habitants du quartier qui signifie «  pas encore, un petit moment » et qui traduit le refus de s’arracher à l’instant présent pour prolonger le plaisir d’être là. La cinéaste entend nous faire partager cette expérience du temps qui permet de comprendre ce qu’est cette disponibilité au monde qui donne aux habitants du quartier cette singulière vitalité. C’est donc bien au travers des rapports de  l’ensemble des personnages que l’on peut aussi appréhender cette relation particulière. C’est ce qui justifie entre autre que « Mafrouza » fonctionne en tant que série documentaire sur un tempo plus proche des conditions réelles du rapport au temps.

dPar son engagement sur la durée mais aussi  par son implication sociale, Emmanuelle Demoris est proche du travail réalisé par le cinéaste portugais Pedro Costa dans le bidonville de fontainhas à Lisbonne ( « Ossos » , « Dans la chambre de Vanda » , « En avant jeunesse ») ou de celui de Wang bing avec le monumental « A l’ouest des rails » ( aussi filmé en DV) sur les conséquences sociales du  démantèlement d’un complexe industriel en Chine.

Revenons au festival « filmer à tout prix » où « Mafrouza » a été projeté en novembre 2011. Dans sa présentation si Philippe Delvosalle rapproche également le documentaire de la série «  The wire » (sur écoute), c’est que celle-ci  est plus qu’une simple fiction. Crée par David Simon, un ancien journaliste américain qui a passé une année dans la brigade criminelle de Baltimore et s’est basé sur un travail d’investigation dans la réalité pour restituer les coulisses de cette ville gangrenée par le trafic de drogue, la violence, le chômage et les discriminations raciales. C’est par ce travail d’immersion et d’implication sociale que « The wire » se rapproche de « Mafrouza » ou des œuvres de Pedro Costa et de Wang Bing.

L’idée n’est pas ici d’opposer documentaire et fiction, mais de constater que dans la forme cinématographique longue, le documentaire maintien  un rapport aux personnages qui court-circuite  toute manipulation du spectateur au détriment de celui-ci. Le point de vue de la réalisatrice est impliqué dans un rapport moral avec les personnes filmées. La valeur de cette relation tient dans une forme de respect mutuel qui permet la transmission d’une relation authentique et riche.

L’édition en coffret DVD de « Mafrouza » est accompagnée par un livret reprenant un long texte d’Emmanuelle Demoris intitulé «  Camera con vista » ( Chambre avec vue) qu’il faut absolument lire pour comprendre les liens qu’elle entretien avec l’œuvre d’autres cinéastes.

P.M.

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